par Ferry de Kerckhove
Deux sujets qui touchent à l’éternel débat entre intérêts et valeurs ont retenu l’attention récemment : l’abrogation de certaines dispositions de la loi sur la citoyenneté, et la vente des véhicules blindés légers à l’Arabie saoudite. Henry Kissinger, le soi-disant réaliste, récuse toute dichotomie en arguant que « la réalité, c’est qu’il faut établir un sens des justes proportions entre ces deux éléments essentiels de la politique étrangère ».1 Voyons dans les deux cas quelle est cette « juste proportion ».
Sur la révocation de la citoyenneté, il y a, au départ, un argument de droit, à savoir, peut-il y avoir deux catégories de citoyens, ceux qui sont nés au Canada et les immigrants qui ont une double nationalité ? Dans le cas de ces derniers, l’expulsion est autorisée par la loi sur la citoyenneté de 2015 (C-24) pour ceux qui auraient commis des actes de terrorisme, de haute trahison ou d’espionnage. En principe, cette disposition de la loi ne s’applique pas aux réfugiés naturalisés canadiens puisque même s’ils ont la double nationalité, leur retour dans leur pays d’origine les exposerait au danger même qui en a fait des réfugiés. L’ironie, c’est que la double citoyenneté devient un désavantage majeur, car les immigrés ayant acquis la citoyenneté canadienne sans conserver leur citoyenneté d’origine ne sont pas expulsables.
Pour le gouvernement Trudeau, c’est une question de justice et d’égalité devant la loi pour tout citoyen canadien légitime. Même si l’immigrant naturalisé canadien commet un crime, cela ne peut toucher à l’essence de ce qu’il est devenu. Par contre, une fois son crime reconnu, c’est la justice qui prend la relève, et le prévenu sera condamné en conséquence. Aucun crime commis par un individu ayant obtenu la citoyenneté canadienne de façon légitime, jouissant encore ou non de la citoyenneté de son pays d’origine, ne peut conduire à son expulsion du pays.
En revanche, toute personne ayant obtenu la citoyenneté canadienne de façon frauduleuse, par exemple s’il s’avère effectivement qu’elle n’a pas rempli les conditions d’admission au Canada, est passible d’expulsion dans son pays d’origine. Lucienne Robillard fut la première, à titre de ministre fédérale de l’Immigration, à prendre une telle mesure contre les immigrants qui n’avaient pas respecté l’obligation de séjour au Canada pour une période définie par la Loi. Il y a aussi des cas de bigamie, ou encore de falsification d’une situation de réfugié. La distinction est parfaitement claire. C’est pourquoi un criminel nazi ou une personne condamnée par la Cour pénale internationale peuvent être expulsés dans le pays où leurs crimes ont été commis, parce qu’ils n’ont pu entrer au Canada qu’en cachant leurs activités antérieures.
L’opposition, qui aborde la question sur le plan moral, sous un angle d’immédiateté et d’événementiel, et non sur le plan définitionnel du statut de citoyen, proteste contre le fait que le premier effet de l’abrogation serait la récupération de sa citoyenneté par un terroriste, Zakaria Amara, « Canadien » et Jordanien, qui avait été condamné à la prison à vie pour avoir comploté en vue de faire exploser des bombes à Toronto. Effectivement, l’effet rétroactif de l’abrogation a quelque chose d’irréel pour l’opinion publique. Pourtant, en gardant un terroriste notoire chez nous au lieu de l’expulser, nous protégeons nos alliés, chez qui cet individu pourrait autrement se faufiler et poursuivre ses activités terroristes.
Par-delà la situation concrète d’un individu, il y a une dérive civilisationnelle qui anime des débats législatifs similaires en France, dans un contexte de réflexion profonde qui divise tant la gauche que la droite, ou, aux États-Unis, de façon virulente, superficielle et incohérente dans les débats de la course à l’investiture entre Républicains, notamment de la part du candidat Trump. Le concept huntingtonien du « conflit des civilisations » y est instrumentalisé à outrance, donnant une forme de victoire intellectuelle à l’EI. C’est en cela que l’abrogation des dispositions de la loi canadienne par le nouveau gouvernement a toute sa valeur d’apaisement « à la canadienne ».
Pour ce qui est des blindés légers, il faut commencer par débouter une double fiction. Premièrement, ce ne sont pas de simples jeeps comme le soutenait le candidat Trudeau. Non seulement les véhicules sont-ils blindés, mais le canon de la tourelle dont ils seront équipés mesure 105 mm et a une portée de 10 km. En outre, il ne s’agit pas entièrement d’une vente privée entre une société canadienne et l’Arabie saoudite, puisque le contrat a été conclu par l’intermédiaire de la Corporation commerciale canadienne. Quoi qu’il en soit, il semble qu’il n’y ait jamais eu d’intention véritable d’annuler le contrat.
Dès lors, quels sont les arguments qui permettent de jeter un voile pudique sur l’admirable fable de La Fontaine Le loup et l’agneau, selon laquelle « la raison du plus fort est toujours la meilleure » ? L’argument le plus facile, mettant totalement de côté les considérations morales et mis de l’avant par Stephen Harper, consistait à dire que si nous ne le faisions pas, d’autres le feraient. À une époque où les ventes d’armes dans le monde excèdent 80 milliards de dollars par an, ce raisonnement, qui est exact, a au moins l’avantage d’être brutalement franc.
Le deuxième argument est celui de la sécurité. En principe, on vend des armes à des alliés ou, au moins, à des pays neutres dont on ne craint pas un aventurisme éventuel. L’Arabie saoudite est une alliée des États-Unis et, par extension, du Canada. Elle constitue en principe le contrepoids face à l’Iran. Certes, l’accord nucléaire a modifié le rapport de forces, mais l’Iran continue à appuyer des groupes terroristes, comme le Hezbollah, et à investir dans des missiles de grande portée. Pour l’heure, « l’ennemi de mon ami est encore mon ami ». Comme l’Arabie saoudite est en perte de vitesse, il peut sembler légitime de l’aider en lui vendant nos blindés. On passe sous silence le fait que l’Iran et l’Arabie saoudite prolongent la détresse du Yémen dans leur confit par procuration.Le troisième argument, c’est le respect des dispositions de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation. Celle-ci stipule que l’exportation ne doit pas être préjudiciable à la sécurité du Canada. On exige aussi que l’équipement exporté ne risque pas d’être utilisé comme instrument de répression contre la population locale plutôt que pour la défense extérieure du pays. Mais sous cette apparente rigueur, se cache une politique de deux poids, deux mesures selon les pays avec qui on fait affaire. En effet, l’application de la loi n’est pas à l’abri d’une interprétation politique ou de sympathies différentes, les considérations de droits de la personne pouvant jouer pour ou contre l’État importateur. On a le droit de douter que l’Arabie saoudite ne se serve pas de ces blindés pour mater des manifestations internes, mais on lui donnera sans doute raison quand elle invoquera la lutte contre le terrorisme local, qui est réel et croissant.
Mais l’argument le plus puissant de tous, qui balaie les objections liées aux droits de la personne, est économique. Aucun leader politique, surtout quand il peut faire partiellement porter le chapeau par un gouvernement précédent, ne laissera s’échapper un contrat de 15 milliards de dollars, surtout quand l’économie va mal, presque autant dans le secteur manufacturier que dans celui des ressources. Notre beau Canada, en 2014, était le 15e exportateur d’armes dans le monde, pour un volume de l’ordre de 250 millions de dollars.
Le drame, à l’avenir, quel que soit le gouvernement en place, c’est que le terrorisme justifiera bien des excès qui risqueront à leur tour de l’attiser.
1. « Implementing Bush’s Vision », The Washington Post, 16 mai 2005.
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